Deux
Il y avait bien un lac à Blind Lake, avait appris Tessa Hauser. Elle y repensa en rentrant du collège, alors qu’elle suivait son ombre allongée sur le trottoir d’un blanc étincelant.
Blind Lake – le lac, pas la ville – consistait en un marécage boueux coincé entre deux petites collines, une eau verte et stagnante envahie de massettes, de grenouilles sauvages et de tortues hargneuses, de hérons et d’oies du Canada. M. Fleischer en avait parlé en classe. Il avait dit que ce qu’on appelait lac était en réalité un marécage, une eau ancienne piégée dans la roche poreuse du sol.
Blind Lake, le lac, n’en était par conséquent pas vraiment un. Tess trouvait cela logique, d’une certaine manière, puisque Blind Lake, la ville, n’était pas vraiment une ville non plus, mais un Laboratoire national, construit à cet endroit de A à Z, comme un décor de cinéma, par le ministère de l’Énergie. Ce qui expliquait pourquoi les maisons, boutiques et immeubles de bureaux étaient si espacés et si neufs, et pourquoi ils commençaient et cessaient de manière si abrupte dans ce vaste paysage vide.
Tess marchait seule. Elle avait onze ans et pas encore une seule amie au collège, même si Edie Jerundt (« Edie Grumf », comme la surnommaient les autres enfants) lui adressait la parole de temps en temps. Mais pour rentrer chez elle, Edie partait vers la zone commerçante et les bâtiments administratifs, tandis que Tessa habitait loin à l’ouest, dans l’autre direction, celle des grandes tours de refroidissement de l’Allée de l’Observatoire. Tess – du moins lorsqu’elle vivait avec son père, c’est-à-dire une semaine sur quatre – habitait au milieu d’une rangée de maisons mitoyennes couleur pastel pressées comme des soldats au garde-à-vous contre leurs voisines. La maison de sa mère, quoique encore plus excentrée vers l’ouest, lui ressemblait presque point pour point.
Tess était restée vingt minutes de plus en classe pour aider M. Fleischer à nettoyer les tableaux. M. Fleischer, crâne chauve et barbe brun et blanc, lui avait posé beaucoup de questions personnelles : ce qu’elle faisait à la maison, comment elle s’entendait avec ses parents, si elle aimait l’école. Tess avait répondu avec honnêteté mais sans enthousiasme, et M. Fleischer avait fini par froncer les sourcils et cesser de l’interroger. Ce dont Tess ne se plaignait pas, bien au contraire.
Est-ce qu’elle aimait l’école ? Elle ne pouvait pas le dire pour l’instant. Cela venait à peine de commencer. Il ne faisait même pas encore frais, même si un soupçon d’automne imprégnait déjà le vent qui effleurait le trottoir et agitait sa jupe. On ne pouvait rien dire sur l’école, selon Tess, avant au moins Halloween, soit deux semaines plus tard. À Halloween, on savait à quoi s’attendre… pour le meilleur ou pour le pire.
Elle n’aurait même pas pu dire si elle aimait Blind Lake, la ville qui n’en était pas une près du lac qui n’en était pas un. Elle préférait Crossbank, par certains côtés. Davantage d’arbres. Des couleurs d’automne. De la neige sur les collines l’hiver. Sa mère avait dit qu’il y en aurait ici aussi, de la neige, et même beaucoup, et peut-être cette fois-ci se ferait-elle des copines avec lesquelles elle dévalerait les collines en luge. Mais les collines semblaient trop basses et pas assez pentues pour s’y amuser en luge. Il y avait peu d’arbres, pour la plupart de jeunes plants installés autour des bâtiments scientifiques et du centre commercial. Comme des arbres pas vraiment désirés, pensa Tess. Elle passa devant quelques-uns d’entre eux sur les pelouses des maisons : des arbres si récents qu’ils se trouvaient encore tuteurés, qu’ils essayaient encore de prendre racine.
En arrivant à la petite maison de son père, elle ne vit pas sa voiture dans l’allée. Il n’était pas encore rentré, situation inhabituelle, mais pas exceptionnelle. Tess se servit de sa clé pour pénétrer dans cette demeure d’une propreté impitoyable dont le mobilier dégageait encore une odeur de neuf, une maison accueillante mais d’une certaine manière peu familière. Elle alla dans la cuisine étroite et reluisante sortir le jus d’orange du réfrigérateur et s’en servir un verre. Elle en fit déborder un peu. Elle pensa à son père et alla prendre un morceau de papier absorbant pour essuyer les carreaux du comptoir. Elle roula l’objet compromettant en boule et s’en débarrassa dans la poubelle sous l’évier.
Elle emporta son verre et une serviette dans le salon, s’allongea sur le canapé en murmurant « vidéo » pour activer le panneau de divertissement. Mais il n’y avait que des parasites sur les chaînes de dessin animé. La maison lui avait mis de côté des programmes de la veille, mais rien que des trucs pas très excitants – Les Aventures du Roi Koala, Les Incroyables Baxter – pour lesquels elle ne se sentait pas d’humeur. Elle pensa à un problème de satellite, car elle ne trouvait rien d’autre à regarder… à part les images d’Homardville diffusées en circuit fermé, le Sujet immobile et sans doute endormi dans la nuit sous une lumière électrique nue.
Son téléphone bourdonna au fond de son cartable posé à ses pieds. Tess se redressa d’un coup et une gorgée de jus d’orange descendit par le mauvais chemin. Elle farfouilla dans son cartable, récupéra son mobile et répondit d’une voix rauque.
« Tessa, c’est toi ? »
Son père.
Elle hocha la tête, ce qui ne servait à rien, puis répondit : « Oui.
— Tout va bien ? »
Elle le lui assura. Papa voulait toujours savoir si elle allait bien. Il lui arrivait de poser la question plusieurs fois dans la journée. Tess avait toujours l’impression qu’il lui demandait : Qu’est-ce que tu as ? Quelque chose ne va pas ? Elle n’avait jamais de réponse à cette question-là.
« Je vais travailler tard, ce soir, précisa-t-il. Je ne peux pas te conduire chez maman. Il faut que tu lui téléphones pour qu’elle vienne te chercher. »
C’était le jour où elle passait de la maison de son père à celle de sa mère. Tess avait une chambre dans chacune. Une petite bien rangée chez papa. Une grande en désordre chez sa mère. Il faudrait qu’elle prépare ses affaires d’école pour le transfert. « Tu ne peux pas l’appeler, toi ?
— C’est mieux que tu t’en occupes, ma chérie. » Elle hocha à nouveau la tête, puis dit : « D’accord.
— Je t’aime.
— Moi aussi.
— Du cran.
— Hein ?
— Je t’appellerai tous les jours, Tess.
— OK.
— N’oublie pas d’appeler ta mère.
— Je n’oublierai pas. »
Obéissante, et ne pouvant se laisser distraire par le panneau vidéo vierge, Tess dit au revoir puis murmura « Maman » dans le micro. Après un interlude de sons d’insecte, sa mère décrocha.
« Papa dit qu’il faut que tu viennes me chercher.
— Ah oui ? Eh bien… tu es chez lui ? »
Tess aimait la voix de sa mère, même au téléphone. Si la voix de son père semblait un tonnerre lointain, celle de sa mère évoquait une pluie d’été… apaisante, même quand elle était triste.
« Il travaille tard, expliqua Tess.
— Selon notre accord, il est censé te conduire ici. Moi aussi, j’ai du boulot à finir.
— Je peux rentrer à pied, je pense », dit Tess, mais sans le moindre effort pour cacher sa déception. Il lui faudrait bien une demi-heure, et passer devant le café-restaurant où les adolescents qui s’y rassemblaient s’étaient mis à l’appeler Spaz à cause de la manière dont elle tournait brusquement la tête pour ne pas croiser leur regard.
« Non, décida sa mère. Il se fait tard… Prépare juste tes affaires. J’arrive dans, oh, disons une vingtaine de minutes. D’ac ?
— D’accord.
— On achètera peut-être un plat à emporter en rentrant.
— Super. »
Tess rangea son téléphone dans son cartable et s’assura d’avoir pris tout ce dont elle aurait besoin chez maman : ses cahiers et ses manuels, bien sûr, mais aussi ses T-shirts et chemisiers préférés, son singe en peluche, sa bibliothèque connectable et sa veilleuse personnelle. Cela ne lui prit pas longtemps. Puis, agitée, elle posa ses affaires dans l’entrée et sortit par-derrière admirer le coucher de soleil.
Le truc bien, chez son père, c’était la vue depuis le jardin. Rien d’extraordinaire, pas de montagnes, de vallées ou quoi que ce soit d’aussi spectaculaire, mais une longue portion de prairie inexploitée qui descendait en pente douce vers la route de Constance. Le ciel semblait immense, sans aucune frontière sinon la clôture entourant Blind Lake. Les oiseaux qui vivaient dans les hautes herbes derrière la pelouse tondue avec soin jaillissaient parfois tous ensemble vers l’immense ciel immaculé. Tess ignorait de quelle espèce d’oiseaux il s’agissait – elle n’avait pas de noms pour eux. Ils étaient petits, marron et nombreux, et volaient comme des flèches quand ils repliaient les ailes.
Du jardin de son père, du moment qu’elle ne se tournait pas vers la ligne peu naturelle formée par les maisons mitoyennes, Tess ne voyait rien d’artificiel à part la clôture, la route qui conduisait à Constance à travers les collines, et le poste de garde à la barrière. Elle suivit des yeux un bus qui s’éloignait de Blind Lake, l’un de ceux qui reconduisaient les journaliers chez eux, loin. Dans cette fin de crépuscule, les vitres du bus renvoyaient une chaude lumière jaune.
Tess resta en silence les yeux fixés sur le bus. Si son père avait été là, il l’aurait déjà rappelée à l’intérieur. Tess n’ignorait pas qu’elle avait tendance à fixer les choses trop longtemps. Les nuages, les collines ou, par l’impeccable fenêtre du collège, le terrain de football sur lequel les poteaux blancs des buts marquaient les heures de leur ombre. Jusqu’à ce que quelqu’un la ramène à la réalité. On se réveille, Tessa ! Suis un peu ! Comme si elle dormait. Comme si elle ne suivait pas.
Dans des moments comme celui-là, avec le vent qui agitait l’herbe et serpentait telle une grande main fraîche autour d’elle, Tess avait conscience du monde comme d’une deuxième présence, une autre personne, comme si le vent et l’herbe avaient des voix qu’elle entendait discuter.
Au loin, le bus aux vitres luisant de jaune s’arrêta au poste de garde. Un deuxième bus s’immobilisa derrière lui. Tess attendit que le garde leur fasse signe de passer. Presque mille personnes venaient travailler chaque jour à Blind Lake – les employés de bureau, le personnel de support, les commerçants – et le garde leur faisait toujours signe de passer.
Ce soir-là, pourtant, les bus ne repartirent pas.
Tess, dit le vent. Le bruit lui rappela la Fille-Miroir et tous les ennuis que cela lui avait causés à Crossbank…
« Tess ! »
Elle sursauta. Celle-ci était une vraie voix. Celle de sa mère.
« Je ne voulais pas t’effrayer…
— Pas grave. » Tess se retourna, contente et rassurée de voir sa mère, grande femme au visage encadré de longs cheveux châtain quelque peu ébouriffés, traverser la vaste pelouse bien entretenue. Le soleil couchant projetait un peu partout une vague couleur rougeâtre : sur le ciel, les maisons, le visage de sa mère et sa jupe longue qui ondulait dans le vent. « Tu as tes affaires ?
— Près de la porte d’entrée. »
Tess vit sa mère jeter un coup d’œil sur la route. Un autre bus venait d’arriver derrière les deux premiers et restait lui aussi immobile à la barrière.
« Un problème à la clôture ? demanda Tess.
— Je n’en sais rien. Rien de grave, sûrement. » Mais elle fronça les sourcils et resta un moment à regarder. Puis elle prit la main de Tessa. « On rentre à la maison ? »
Tess hocha la tête, soudain impatiente de retrouver la chaleur de la maison maternelle, l’odeur de linge propre et de plats à emporter, le réconfort des petits espaces clos.